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Alain Carrier


Texte d’Alain Carrier (Sarlat, septembre 2011)



Sam, un éclair profond


Il est toujours délicat de parler d’un ami quand l’admiration se mêle à la farandole d’adjectifs, de qualificatifs et pourquoi pas de superlatifs qui se bousculent pour se glisser sous la plume. Toujours prêt à sauter sur un nouveau sujet, une idée de passage à portée de son crayon, son stylo, son ciseau, son burin qui se mettent immédiatement au service de la recherche.

La création n’est que l’image de l’idée, encore faut-il lui trouver une âme physique ; l’habiller d’une personnalité pour la faire exister, lui donner la vie et penser à se battre pour être … une œuvre.

Oui mais quelle œuvre, et de qui ? « L’artisan créateur » Saint-Maur a bousculé la technique, conquise et mise à sa main pour l’offrir à ses talents … à son génie. Il recréait une matière dont il ne veut plus dépendre mais qui serait le véhicule docile et obéissant à son inspiration, son geste et sa folie, à offrir une diversité de techniques sur la gamme de la force et de la durée : le Polybéton qui est plâtre, pierre, marbre pour peindre, modeler, bâtir, sculpter. Imaginez cette matière dans les mains d’un chercheur, d’un artiste, d’un rêveur, d’un artisan, d’un intellectuel et vous comprendrez l’universalité de son œuvre.

Je descendais souvent de la rue de Beauvilliers sur les bords de la Seine où son bateau était amarré derrière un nid de verdure, à portée d’une passerelle branlante pour atteindre la partie bâbord de son domaine flottant, où était l’entrée, la cuisine, la salle à manger, les communs, tout était dans l’atelier qui tenait la cale, l’étage enfin les deux volumes du bateau.

Il n’était que temps d’embrasser Hélène en passant mais pas de bavarder des choses de la vie, du temps, de la radio, de la télévision – « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Tout de suite ça devenait sa chose, mon sujet était le sien, il avait un droit d’ainesse de le déshabiller, le mettait à plat, l’auscultait, le faisait vivre, le parait sans que je le lâche de la main malgré une autre respiration souvent technique au service de l’art et de son sens. Combien de fois je suis remonté à Bougival libéré de mes interrogations, de mes problèmes d’exécution. Ses avis étaient taillés dans le marbre tout en me laissant la fraîcheur de mes idées, de ma création. Il avait une main dans ma tête. Au diable les élucubrations intello-vaseuses, nous étions fait pour nous entendre. Un jour O’Galop, le créateur du Bibendum, a dit à mon père : « Albert, ton gosse parle au présent-sujet-verbe-complément, il sera affichiste ». En quittant Sam, j’étais toujours affichiste malgré la force et la justesse de sa collaboration. Je savais qu’il allait se perdre tous les soirs, toutes les nuits dans les forêts savantes de la philosophie, de la psychologie, pour tout me raconter en trois mots le lendemain.

Dans son atelier nous n’entendions que le silence d’Hélène sa femme quand elle descendait parmi nos travaux, une ombre passait poussée par le soleil du soir, elle était notre crépuscule après une journée de recherches, d’incertitudes. Ces rayons caressaient notre labeur en silence comme ces traits que les arbres tracent sur la campagne. Elle avait tout vu, tout compris pour oser les premiers avis enveloppés de réserves, de préventions et de « peut-être », sachant que le choix, la décision, le dernier mot nous appartenaient.

Je ne peux pas m’empêcher de raconter que travaillant à une édition avec Jean Cocteau chez lui au Palais Royal devant son tableau noir il avait une craie bleue et moi une rouge, nous esquissions chacun de notre côté les idées qui nous venaient pour les juger simultanément, bonnes ou pas bonnes. Cocteau ne put s’empêcher de me dire : « Alain les idées on aime on n’aime pas » et dans un grand coup de chiffon, il continua : « c’est comme les hommes ça finit toujours en poussière. »

Alain Carrier.