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Jean Cocteau et Saint-Maur


Le Théâtre du Cap d’Ail (1961–1963)



Collaboration Jean COCTEAU/SAINT-MAUR


Le Centre Méditerranéen d’Etudes Françaises, fondé par Jean MOREAU, est un lieu de vie, de culture et de mémoire. Il s’est appelé le Cité-Club Universitaire de la Méditerranée, puis Centre Universitaire de la Méditerranée. Il est également connu sous le nom de « Théâtre antique de Jean COCTEAU » car la réalisation artistique en revient à Jean COCTEAU…et à SAINT-MAUR.


Comme le rayonnement du répertoire théâtral repose sur les personnages, l’histoire physique de ce théâtre repose sur les auteurs de sa création.


Toutefois avant de vous proposer la rétrospective documentaire de la réalisation du Théâtre du Cap d’Ail, il est de bon aloi de le faire précéder d’un avant propos. En effet pourquoi près de 50 ans après les faits revenir sur la scène du crime ? Pourquoi a-t’on ouvert une nouvelle enquête et qui en est à l’origine ? La perspective d’un nouveau Cahier Jean COCTEAU à paraître, et surtout la volonté d’y insérer cet épisode mystérieusement oublié de la collaboration entre ces deux artistes, ont permis l’élaboration et la restitution de ce travail documentaire.


Jacques BIAGINI, sans qui ce rétro projecteur sur une période de l’histoire culturelle n’aurait pas vu le jour, est l’auteur du très beau catalogue : « Jean Cocteau … de Villefranche sur Mer » (paru en novembre 2007). Prématurément décédé en 2010, cet homme précieux nous donne ici l’occasion d’évoquer les acteurs de cette renaissance du théâtre antique du Cap d’Ail.



Fac-similé de la lettre de Jacques BIAGINI à Hélène SAINT-MAUR

(Archives SAINT-MAUR)


Hélène SAINT-MAUR, qui connaît bien l’œuvre et le parcours de ces deux artistes, est membre de l’Association des Amis de Jean COCTEAU et a été l’assistante de SAINT-MAUR pendant 17 ans. A la demande de Jacques BIAGINI, elle saisit cette opportunité de replacer SAINT-MAUR et son œuvre dans l’histoire officielle et commence à réfléchir à la meilleure façon de réparer cet oubli.


Hélène : « J’ai croisé Monsieur Jacques BIAGINI lors d’une assemblée générale de l’Association des Amis de Jean COCTEAU. Il présentait son ouvrage « Jean COCTEAU…de Villefranche-sur-Mer », riche et très fouillé volume, une réussite dans le genre, pas fastidieux. Je le feuilletai avec envie...


« Nous eûmes l’occasion de nous revoir à l’AG suivante et d’échanger à nouveau des propos chaleureux et convergents autour de Jean COCTEAU, de SAINT-MAUR et de leur collaboration...


« Le 20 mai 2009, j’ai reçu la visite de Monsieur Jacques BIAGINI accompagné de Monsieur Jean-Michel PIAR dans le dernier atelier de SAINT-MAUR, la péniche Polybéton à Louveciennes. Je leur ai raconté l’aventure que fut la réalisation du théâtre du Cap d’Ail et leur ai montré les photos de quelques dessins préparatoires ainsi que les quelques trop rares clichés pris lors de cet extraordinaire chantier. Tous documents extraits des archives de SAINT-MAUR. Archives bien maigres comparées à celles de Monsieur Jean MOREAU (qu’il ne nous a pas été possible de consulter, malgré plusieurs tentatives)...


« Lors de cette visite, Monsieur BIAGINI, outre les photos, a pu apprécier des sculptures en Polybéton et notamment une gamme de patines bronze de fouille spécialement mise au point pour le Cap d’Ail. Ayant mesuré tout le travail fait en amont, il m’a alors exprimé le désir de réparer l’oubli dont est taxé SAINT-MAUR à l'occasion du prochain Cahier COCTEAU à paraître en 2011. Pour lui, notre fonds d’archives est en mesure d’apporter une réponse à la grande part d’ombre faite sur SAINT-MAUR, le réalisateur et protagoniste avec Jean COCTEAU de cette aventure...


« Aujourd’hui cet historique de la réalisation du théâtre du Cap d’Ail existe. Voulu par les héritiers de SAINT-MAUR, initié sous les auspices de Jacques BIAGINI, ce travail n’a pas eu l’heur d’être lu par lui. Qu’il soit ici chaleureusement remercié, ainsi que Madame Claudine BOULOUQUE et Messieurs Jean-Michel PIAR et David GULLENTOPS.»


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Revenons donc sur cet épisode de l’histoire de ce théâtre !


En 1957, Jean COCTEAU découvre le Cap d’Ail à l’occasion de la représentation d’une pièce de Federico GARCIA-LORCA. Ce petit théâtre à ciel ouvert, nommé Cité Club Universitaire de la Méditerranée, reçoit des étudiants du monde entier pour des stages de Langue Française et d’Art Dramatique. Stimulée plus que bercée par la douceur méditerranéenne, par les craquements des pins, la stridulation des cigales, la jeunesse internationale se nourrit aux mythes fondateurs et aux grands textes du répertoire théâtral.


Un étudiant stagiaire se souvient : « De la moyenne corniche (à l’aplomb du théâtre), les bungalows où nous logions descendaient jusqu’à la mer. Ils étaient disposés de telle sorte que la nature les masquait totalement. Nous passions la journée à la plage et le soir, après le spectacle, équipé chacun d’une lampe de poche, nous nous évanouissions dans la pinède pour retrouver la mer et le ciel étoilé. Il n’y avait pas de clôture, on se sentait en liberté. Tous les rassemblements, comme les spectacles, le service des repas ou encore l’extinction des feux étaient signalés par un appel musical spécifique. Le matin c’était une Passion de J.S. BACH. »


Jean COCTEAU n’aura guère besoin d’être longuement sollicité par Jean MOREAU, le directeur du théâtre, pour prendre cause pour ce chantier culturel de reconstruction du monde après les horreurs de la deuxième guerre mondiale. Entre le baby-boom et le grand mouvement populaire de Mai 1968 en France, un fourmillement d’initiatives généreuses, culturelles souvent, libertaires sûrement (dans le meilleur sens du terme) verront le jour. Jean COCTEAU ne va pas surfer sur cette vague qui est dans l’air du temps, il va simplement réagir en tant qu’homme, en tant que poète. Jeunesse et mythologie seront les ferments évidents de son adhésion et de son engagement pour le rayonnement du Théâtre du Cap d’Ail.


De 1957 à sa mort en 1963, Jean COCTEAU travaillera à la métamorphose du Théâtre Universitaire en un Théâtre Antique. Ce lieu est magique mais tout reste à faire. Il en redessinera l’espace et les décors. Une première tranche de travaux le laissera toutefois insatisfait. Nous sommes en 1961.


Pour assister le poète dans sa volonté de magnifier ce lieu unique, Jean MOREAU se met en quête d’un technicien et d’un plasticien. Deux aspects fondamentaux sont l’actualité de cette réalisation, de cette refondation. Tout d’abord l’acoustique qu’il faut repenser, à tout le moins améliorer. Ensuite se pose le problème des matériaux car Jean COCTEAU veut une palette spécifique qu’il est difficile d’envisager pouvoir mettre en œuvre avec les matériaux traditionnels. Une fois la gageure sonore résolue par l’option de caissons acoustiques qui viendraient ceindre la scène et permettre de rehausser le mur, sans l’alourdir en pleine pierre, Jean MOREAU se met à la recherche d’un artiste susceptible de concevoir et d’habiller lesdits caissons et par ailleurs de mettre en scène les différents éléments du décor imaginés et dessinés par Jean COCTEAU. Il a entendu parler du sculpteur SAINT-MAUR qui réalise des œuvres à base d’une pâte polyester de son invention, le Polybéton. Mais où en trouver ? Et surtout où en voir ?


A force de chiner, Jean MOREAU finit par en voir du Polybéton, d’abord chez VILMORIN qui présente dans sa boutique, des vases, des cache-pots et autres objets spécialement commandés à SAINT-MAUR pour Noël. Ces pièces uniques, de grande diversité de forme, de couleur et d’aspect sont effectivement réalisées dans ce composite polyester et la vitrine à fière allure. Il en voit ensuite au Musée des Arts Décoratifs (exposition montée sous le commissariat de Claude MOLLARD, qui sera suivie d’un achat d’Etat.) Il en voit enfin et surtout dans l’atelier de SAINT-MAUR, qui lui met sous les yeux et dans les mains, différents échantillons. Jean MOREAU, séduit par ce matériau plastique étonnant, est impatient d’en présenter l’inventeur à Jean COCTEAU. Les trois hommes vont s’apprécier et leur collaboration va pouvoir devenir fructive.


Jean COCTEAU a tout de suite senti en SAINT-MAUR la personne la plus à même de conduire la réalisation de son théâtre, ceci tant sur le plan technique, en termes de professionnalisme, de connaissance des matériaux et de la muralité, que sur le plan humain. Une confiance mutuelle s’est tout de suite installée, leur parcours personnel, leur sensibilité, leur culture, ne pouvaient qu’être un ciment dans cette aventure que fut la réalisation du Théâtre du Cap d’Ail. Leur connaissance commune de l’architecture et de la dimension dramaturgique de l’existence humaine facilitait la synergie nécessaire à cette entreprise.


L’entente humaine et artistique étant acquise, dès lors les choses vont s’enchaîner. Après plusieurs voyages in situ et diverses rencontres de travail, SAINT-MAUR, peut enfin s’atteler à ce beau projet qui maintenant lui tient personnellement à cœur. Il va travailler sur le théâtre dans une vraie communion artistique avec Jean COCTEAU.


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Les premières traces de l’intervention décisive de SAINT-MAUR datent de 1961 :



Détail d’un journalier de SAINT-MAUR - (Archives SAINT-MAUR)

SAINT-MAUR (Samuel GUYOT dit SAINT-MAUR 1906-1979) a été laqueur à Hanoï pendant six ans. A son retour en métropole en 1946, il a orienté ses recherches vers les matériaux de synthèse comme substitut à la laque et pour obtenir des possibilités plus étendues afin de satisfaire ses besoins de sculpteur. Les résines polyesters satisfaisaient ses attentes. Il les a d’abord utilisées liquides pour des badigeons, des inclusions, des coulages et des moulages. Ensuite il a fait de multiples essais avec toutes sortes de charges pour aboutir au Polybéton. Il participa le 25 octobre 1961 à une conférence au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris sur les plastiques et l’Art, le Polybéton en particulier. Lequel matériau venait tout juste d’être commercialisé quand a débuté la très belle aventure du Théâtre antique.


Le Polybéton, inventé par SAINT-MAUR en 1956 et finalement breveté en 1959, est un matériau très innovant. D’une grande souplesse, facilement maniable, il est colorable dans la masse, dans une grande richesse de palette, aussi subtile que celle d’un peintre, se prêtant ainsi aux décorations ou imitations les plus hardies, comme aux créations les plus fantasques et inattendues. SAINT-MAUR a conçu ce matériau dans l’esprit de la fresque, pour être mis en œuvre par des artisans dans l’expression rituelle de leur métier. Rituelle dans le sens de la rigueur professionnelle mise en œuvre par les Compagnons du devoir, avec les mêmes modus operandi, les mêmes outils (si ce n’est la souplesse naturelle du plastique qui supprime le truchement de l’eau comme liant). L’autre avantage du Polybéton est qu’il fait couche d’apprêt, couche finale colorée dans la masse et support d’accrochage, le tout en une seule passe. Cette triple action ainsi qu’une plus grande rapidité de mise en œuvre par rapport aux produits à base de chaux seront déterminants.


Le Polybéton laissant une grande part à l’improvisation, à la retouche, pour trouver la teinte exacte, les deux artistes ont pu exprimer toute la finesse de leurs palettes. Jean COCTEAU était enchanté du matériau.


Les préliminaires occupèrent beaucoup SAINT-MAUR. Il lui fallait établir la gamme couleur pour l’aspect final bronze de fouille, conduire moult essais du matériau, y compris en laboratoire, réaliser des maquettes diverses. La reprise d’un chantier antérieur était un handicap (l’architecte précédent avait arrêté le chantier et les travaux étaient suspendus) s’ajoutant au manque de temps. L’impératif de la date d’ouverture pour la saison estivale 62 obligeait SAINT-MAUR à être sur tous les fronts. Il fournit tous les croquis nécessaires pour les corps de métier devant intervenir sur le terrain au Cap d’Ail. SAINT-MAUR interviendra donc comme architecte, ingénieur et plasticien.

Le début des travaux dans l’atelier de SAINT-MAUR à Paris :


La présence quasi permanente de Jean COCTEAU à Paris, ainsi que le souci de réaliser une économie substantielle en termes de frais de transports, décidèrent SAINT-MAUR à entamer la première tranche des travaux dans son atelier de Montparnasse, au 8 de l’avenue du Maine. Dès le départ, Jean COCTEAU et SAINT-MAUR ont du composer avec les contingences techniques et les difficultés d’argent. Jean MOREAU, lui, s’était donné la délicate mission d’établir le relais avec ses trois partenaires : le payeur, le créateur (COCTEAU), le réalisateur (SAINT-MAUR..)


Hélène RIZZI, son assistante, raconte : « Sam (SAINT-MAUR) a d’abord travaillé à la conception des caissons et préparé les plans pour le ferronnier, les Établissements GINOUX. On ne pouvait pas pousser les murs mais on poussa les grandes sculptures de Sam au fond de l’atelier. Les caissons étaient livrés par deux ou trois et repartaient enduits de Polybéton (trois couches recto-verso « à la galette » pour l’extérieur et tartinés au couteau à l’intérieur) pour être stockés chez le ferronnier avant que tout ne parte en bloc au Cap d’Ail. L’expédition, prévue au terme de la première tranche parisienne, devait comprendre également les deux grands serpents et la porte de Minerve. Notre petite équipe, outre Sam et moi-même, était composée de Rose-Marie, de Rosette, de Brunet et de Galvan, un républicain espagnol. Rosette, du fait de son petit gabarit, était préposée pour se faufiler à l’intérieur des caissons et pour les tartiner. »


SAINT-MAUR dans l’atelier du 8 av. du Maine (printemps 1962)

Habillage des caissons « à la galette » - c) DR - (Archives SAINT-MAUR)


De gauche à droite : Galvan, Rose-Marie et Rosette. c) DR - (Archives SAINT-MAUR)


L’équipe de SAINT-MAUR :


Rose-Marie GRICHTING (assistante coloriste)

Rosette CASTAGNETTI (assistante)

Antonio GALVAN (assistant)

Guy BRUNET (maquettiste)

Hélène RIZZI (logistique)
Agrandissement au bleu du dessin de Jean Cocteau "La Minerve"
c) Yann Guyot (Archives SAINT-MAUR)


Jean COCTEAU et SAINT-MAUR dans l’atelier parisien de SAINT-MAUR

(les ultimes retouches à la porte de Minerve le 22 juin 1962)

c) Tony SAULNIER - (Archives SAINT-MAUR)

Jean COCTEAU et SAINT-MAUR dans l’atelier parisien de SAINT-MAUR
c) Tony SAULNIER - (Archives SAINT-MAUR)


Jean COCTEAU et SAINT-MAUR dans l’atelier parisien de SAINT-MAUR

c) Tony SAULNIER - (Archives SAINT-MAUR)
Jean COCTEAU et SAINT-MAUR dans l’atelier parisien de SAINT-MAUR
c) Tony SAULNIER - (Archives SAINT-MAUR)


Sauf la porte de Minerve, tous les détails ornementaux tels que la Lyre, Orphée et les lettres, juste ébauchés, seront terminés et fixés sur place.

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La suite du chantier sur place au Cap d’Ail:

Hélène : « Arrivée au Cap d’Ail (le 10 mai 1962) , toute l’équipe (excepté Galvan resté à Paris), fut installée dans le Centre. Rose-Marie et Rosette s’étaient tout de suite vues confier la tâche de réaliser la frise à la grecque sur les caissons ainsi que les raccords au mur d’enceinte du théâtre. Rosette préparait le Polybéton à la couleur de base et le catalysait. Rose-Marie assurait la coloration et la patine en projetant les différentes poudres de bronze. Le « tartinage » final des surfaces des caissons progressait à la mesure de l’avancée du raccord…

Vue générale du théâtre en chantier
(au 1er plan la scène et à gauche l’installation des derniers caissons)

c) DR - (Archives SAINT-MAUR)
Rose-Marie raccorde au couteau et au Polybéton les caissons au mur d’enceinte
c) DR - (Archives SAINT-MAUR)


« Les contremarches pouvaient être exécutées par des assistants, ce furent Rosette et Brunet…

« COCTEAU nous rendit visite plusieurs fois pendant notre séjour. Il déjeunait avec Sam pour peaufiner le dialogue de leur collaboration et décider ensemble du positionnement des lettres ou du profil de l’Orphée, c'est-à-dire trouver leur juste dimension pour une plus grande muralité…

Jean COCTEAU travaille aux lettres des mots Comédie et Tragédie
c) Robert de HOË - (Archives SAINT-MAUR)

Jean COCTEAU positionne une lettre réalisée en Polybéton.
c) Robert de HOË - (Archives SAINT-MAUR)


« Il y avait quelques fidèles étudiants qui étaient présents quand le maître faisait ses longues apparitions. SAINT-MAUR préconisait la formation de ces jeunes pour se familiariser avec le Polybéton, matériau aux possibilités multiples et laissant libre cours à la sensibilité, à la créativité de chacun.

SAINT-MAUR et Jean COCTEAU peaufinent le grand œil
(le raccord au mur est rendu invisible par le Polybéton.)
c) Robert de HOË - (Archives SAINT-MAUR)

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Le produit (le Polybéton) était préparé au fur et à mesure en petites quantités de 2 à 3 kilos. Le catalyseur était dosé à proportion d’une noisette pour un pamplemousse de matière. L’ensoleillement et la chaleur de l’air et du support, accélérant la réaction chimique de polymérisation et donc du séchage, rendaient l’opération délicate. D’autant que les poudres doivent être incorporées quand le Polybéton est encore frais. Il fallait donc trouver un juste milieu entre un séchage rapide, ce que les impératifs techniques et budgétaires justifiaient et un séchage trop lent, potentiellement dangereux lors de la réalisation d’une fresque en plein air (menaces de pluie et autres projections de sable ou d’aiguilles de pin.) Le séchage est toujours le passage délicat dans la transformation des matériaux plastiques ou calciques car l’absorption de la couleur ainsi que les résistances mécaniques peuvent être affectées.

Les deux maîtres à l’œuvre - c) Robert de HOË - (Archives SAINT-MAUR)


SAINT-MAUR explique à Cocteau comment, avec le Polybéton,
il va pouvoir répondre à ses attentes.
c) Robert de HOË - (Archives SAINT-MAUR)


L’installation définitive sur place des caissons acoustiques, l’élaboration de toute une gamme de patines bronze de fouille et la pose des portes de la Minerve et du Chèvre-pied, des lettres de Comédie (Komedia) et Tragédie (Tragodia), de la lyre, des serpents, de l'Orphée gisant, des portes et vitraux de la petite chapelle occupèrent beaucoup trop l’équipe pour envisager profiter de la plage. Comme d’habitude, à la veille de l’ouverture, les échafaudages n’étaient pas entièrement retirés.

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Texte écrit et lu par Jean COCTEAU pour l’inauguration le 13 juin 1963 (Archives SAINT-MAUR) :


Ébauche d’un théâtre


La première fois que j’ai vu le théâtre de ce site merveilleux, il était une ébauche que le directeur me pria de finir et d’orner. Il est toujours très difficile de reprendre un travail en cours, et, en outre, j’avais scrupule de poursuivre l’entreprise d’un architecte. Ma première besogne fut d’ordre acoustique. Les murs étaient trop bas et laissaient voir la tête des acteurs en coulisse. Mais les caissons qui surmonteraient ces murs devaient avoir un sens. C’est pourquoi ils devinrent le support de lettres grecques « Comédie », « Tragédie » qui couronnent les caissonnages et se découpent sur le ciel.

Ensuite, M. Moreau qui compte, un jour, prolonger le mur de gauche et y construire une porte, me pria de faire une première porte à l’extrémité du mur de droite. Cette porte, exécutée grâce à des nouvelles matières dont M. Saint-Maur possède seul le secret, ouvre sur les coulisses. J’y sculptai en ronde-bosse une tête de Minerve. Sur les murs qui descendent le long des gradins, et avec les mêmes matières, j’ai sculpté deux serpents qui se terminent par un œil dont ils forment le sourcil. Je me suis inspiré du célèbre serpent d’Istanbul et des Grecs qui peignaient le marbre et le bronze avec ce super-réalisme des statues aux yeux d’émail et d’émeraude.

La piste centrale étant trop haute et difficile à franchir pour les artistes, nous attendrons septembre afin de lui donner la hauteur et la légère pente indispensable aux scènes de théâtre. Le décor actuel est l’œuvre de jeunes, d’après une esquisse que je dessinerai moi-même avant l’exécution en mosaïque grise et blanche. Bref, sans entrer dans les détails (gradins et crête des murs, revêtus de la matière des caissons), ce théâtre n’est encore que l’ébauche de ce qu’il doit être l’année prochaine. Il importe donc d’en excuser le déséquilibre et de n’y voir que des préparatifs.


La besogne, en outre, est obligatoirement lente, faute de main d’œuvre, et je ne saurais assez remercier les étudiants pour l’aide artisanale qu’ils me prodiguent.

Chaque soir le Centre Méditerranéen organise concerts et spectacles, et il faudra, on le devine, attendre que cette nombreuse jeunesse internationale regagne ses pays respectifs, pour nous permettre de mettre en route des travaux qui dérangeraient les troupes et les orchestres.


Oserons-nous réclamer, M. Moreau et moi-même, toute l’indulgence du public en face d’une entreprise fort loin d’être définitive.


Jean Cocteau

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Suite et fin du chantier sur place au Cap d’Ail :


SAINT-MAUR fera d’autres incursions au Cap d’Ail après l’inauguration, notamment pour les vitraux de la chapelle (la crypte située sous le théâtre) et les gradins.


A la demande de Jean COCTEAU qui voulait un nouveau dessin pour la scène, par ailleurs pas très pratique en l’état, SAINT-MAUR fit de nombreux échantillons avec du Polybéton renforcé. Le matériau devant être suffisamment résistant car la scène est un lieu de passage intensif des acteurs, des pianos ou encore des décors. Cette toute dernière phase fut conduite à la fin de l’été 1963 avec un Polybéton noir chargé au corindon noir et un Polybéton blanc chargé à la silice de mer calcinée. L’application reprenant trait pour trait le dessin choisi. La préoccupation de SAINT-MAUR : toujours transmettre, dans sa discipline, le plus possible sur le terrain. Tout cela en accord parfait avec Jean COCTEAU, se faisant sans moyens, sans « filet ». Le but premier étant de faire.

Jean COCTEAU devant la porte de Minerve, en place au Cap d’Ail
c) DR (Archives SAINT-MAUR)


Nouvelle proposition pour la grande scène (Archives SAINT-MAUR)


La scène finale que Cocteau malheureusement ne verra pas


Photo dédicacée envoyée par Jean COCTEAU à SAINT-MAUR
c) Tony SAULNIER - (Archives SAINT-MAUR)

Texte rédigé par Yann GUYOT d’après les notes et souvenirs d’Hélène RIZZI,

ainsi que les archives SAINT-MAUR.

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         Cet article va faire l’objet d’une parution courant octobre 2011 dans le 9ème Cahier Jean Cocteau intitulé « Jean Cocteau et la Côte d'Azur ». David Gullentops, directeur scientifique des Cahiers, n'a toutefois pas reproduit la première partie consacrée à Jacques Biagini étant donné que ce 9ème Cahier lui est entièrement dédié mais nous le remercions de nous avoir offert l'opportunité d'écrire et faire connaître cette histoire commune aux deux artistes et également de nous avoir permis d'insérer notre article dans sa version initiale sur le site de Saint-Maur.                                                                                                                      

YG

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Le Cap d’Ail

(Souvenirs de Rose-Marie Grichting)


 
Le 22 juin 1962, à l’atelier de l’avenue du Maine, Saint-Maur reçut Jean Cocteau. Il était accompagné de Jean Moreau, le directeur du Centre Universitaire du Cap d’Ail. Et c’est en automne de la même année que Jean Cocteau revint pour ébaucher, avec Saint-Maur, la porte de Minerve. J’ai participé à cette deuxième entrevue en comblant les manques de la première couche de Polybéton.

Le chantier du Cap d’Ail débuta autour du 12 mai 1963. Avec Saint-Maur et Hélène, nous étions arrivés le 10 mai, suivis de Rosette et Galvan arrivés le lendemain avec le camion chargé des caissons exécutés à l’atelier de l’avenue du Maine. Notre arrivée était prévue pour le 5 mai, mais un temps pluvieux et glacial – aussi sur la Côte d’Azur – nous retint à Paris.

Le Centre du Cap d’Ail était bien vide à cette période et nous profitions ainsi des douches, du calme et des pavillons les mieux situés. Nous étions tous les cinq réunis aux repas et Saint-Maur animait par ses réflexions zen nos rires et discussions. Vers la fin juin, Saint-Maur partit avec Hélène à Paris pour retrouver Jean Cocteau et achever ainsi la porte de Minerve qui devait être amenée au Cap d’Ail.

Avec Rosette, nous étions aux dernières retouches des lettres lorsque que Saint-Maur revint avec la porte de Minerve. Elle fut installée sur ses gonds et mise en attente pour son dernier apprêt en vert-de-gris. Nous étions alors en juillet et le Centre Universitaire regorgeait d’étudiants. Si le calme et la fraîcheur de la pinède s’étaient évanouis, les soirées musicales de l’amphithéâtre nous enchantaient.

Jean Cocteau passa voir le chantier dès son retour de Paris. Les caissons étaient posés et reliés ; la frise grecque avec sa dorure achevée et nous étions avec Rosette en train de poser au sommet des caissons concernés les dernières lettres grecques. Une poudre d’or particulière, appliquée sur les fonds des caissons ainsi que les lettres, donnait un vert-de-gris chatoyant et sublimait cette matière d’un aspect ancien et hors du temps. Une boule de Polybéton, prête à l’emploi, gisait sur l’établi, à l’ombre, contre le mur au sud de la chapelle. Il devait être un peu plus de dix-sept heures. J’étais descendue de l’échelle à son approche. Aussitôt, scrutant le sommet des caissons et les lettres en vue – celles à gauche étaient à l’ombre et les autres au soleil – il les observa quelques secondes puis brièvement me dit : «  C’est le vert-de-gris que je veux, comme le vert-de-gris des statues de l’Opéra ».  En réponse, je lui désignai la petite boule de Polybéton restée à l’ombre. Il n’insista pas et partit aussi vite qu’arrivé.

Quelques jours suivant, Jean Cocteau réapparut, accompagné de Jean Moreau. Il revenait pour le dernier apprêt de la porte de Minerve. En observant le peu de colorant vert que j’utilisais pour la masse de Polybéton, Jean Cocteau parut surpris et insista pour en rajouter, bien que je lui précisai la puissance de ce colorant. Jean Moreau s’y mêla en m’ordonnant de « faire ce que le maître veut ». J’eus beau les prévenir, rien n’y fit. Une petite surface traitée de la porte vira très rapidement au vert-épinard. Enjoué, Jean Cocteau appliqua de son index une trace de poudre d’or sur mon nez et termina en confirmant mes prévisions, puis s’éloigna avec Jean Moreau.

Le chantier tirant à sa fin, Rosette était rentrée à Paris et je peaufinais les dernières retouches. Il revint peu après son départ dans une grande voiture noire, conduite par son chauffeur; il était habillé de son habit noir à longues manches pendantes qui lui donnait un aspect indéniable de maître. Arrivé tout près de l’amphithéâtre, il se faufila dans le passage protégé par quelques barricades, derrière lesquelles une vingtaine de personnes s’étaient rapidement entassées, suivies d’autres qui s’en approchaient. Puis émergeant du passage protégé, il s’approcha du bâtiment de la chapelle, en descendant les quelques marches donnant accès à la terrasse où je me trouvais. Appuyé des deux mains au mur servant de balustrade, il lâcha dans un souffle : « Enfin seul ! ». Puis se retournant, il m’aperçut, surpris, à quelques mètres près de l’établi.

La dernière fois que je le vis, ce fut dans la chapelle, suite à un oubli. J’avais laissé traîner dans une petite corniche un livre de poche, « Les enfants terribles », en pensant dans un premier temps, lui demander un autographe. J’avais lu ce livre quelques années auparavant mais je ne me rappelais plus bien de son contenu. Finalement j’y renonçai, car cette demande me gênait de plus en plus. Je me rendis donc à la chapelle en fin de journée. Jean Cocteau s’y trouvait avec plusieurs jeunes étudiants et discutait avec eux. Je quittai les lieux avec mon bouquin, sans l’importuner avec ma requête puérile.

Je me souviens que le vert-de-gris des statues de l’Opéra et la boule de Polybéton grise à l’ombre sur l’établi me posèrent quelques soucis. Comment imiter la lumière et rendre le vert-de-gris désiré statique ? C’était demander l’impossible.

Avec les années écoulées et les changements survenus au Cap d’Ail – du moins en ce qui concerne la réalisation de Saint-Maur selon les desiderata de Jean Cocteau – je me demande ce que ce dernier penserait des dernières modifications faites. Même les statues de l’Opéra ont perdu leur vert-de-gris, si harmonieusement reliées à leur édifice gris et au ciel de Paris.

Rose-Marie Grichting
Sion - Mai 2012



Alain Carrier


Texte d’Alain Carrier (Sarlat, septembre 2011)



Sam, un éclair profond


Il est toujours délicat de parler d’un ami quand l’admiration se mêle à la farandole d’adjectifs, de qualificatifs et pourquoi pas de superlatifs qui se bousculent pour se glisser sous la plume. Toujours prêt à sauter sur un nouveau sujet, une idée de passage à portée de son crayon, son stylo, son ciseau, son burin qui se mettent immédiatement au service de la recherche.

La création n’est que l’image de l’idée, encore faut-il lui trouver une âme physique ; l’habiller d’une personnalité pour la faire exister, lui donner la vie et penser à se battre pour être … une œuvre.

Oui mais quelle œuvre, et de qui ? « L’artisan créateur » Saint-Maur a bousculé la technique, conquise et mise à sa main pour l’offrir à ses talents … à son génie. Il recréait une matière dont il ne veut plus dépendre mais qui serait le véhicule docile et obéissant à son inspiration, son geste et sa folie, à offrir une diversité de techniques sur la gamme de la force et de la durée : le Polybéton qui est plâtre, pierre, marbre pour peindre, modeler, bâtir, sculpter. Imaginez cette matière dans les mains d’un chercheur, d’un artiste, d’un rêveur, d’un artisan, d’un intellectuel et vous comprendrez l’universalité de son œuvre.

Je descendais souvent de la rue de Beauvilliers sur les bords de la Seine où son bateau était amarré derrière un nid de verdure, à portée d’une passerelle branlante pour atteindre la partie bâbord de son domaine flottant, où était l’entrée, la cuisine, la salle à manger, les communs, tout était dans l’atelier qui tenait la cale, l’étage enfin les deux volumes du bateau.

Il n’était que temps d’embrasser Hélène en passant mais pas de bavarder des choses de la vie, du temps, de la radio, de la télévision – « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Tout de suite ça devenait sa chose, mon sujet était le sien, il avait un droit d’ainesse de le déshabiller, le mettait à plat, l’auscultait, le faisait vivre, le parait sans que je le lâche de la main malgré une autre respiration souvent technique au service de l’art et de son sens. Combien de fois je suis remonté à Bougival libéré de mes interrogations, de mes problèmes d’exécution. Ses avis étaient taillés dans le marbre tout en me laissant la fraîcheur de mes idées, de ma création. Il avait une main dans ma tête. Au diable les élucubrations intello-vaseuses, nous étions fait pour nous entendre. Un jour O’Galop, le créateur du Bibendum, a dit à mon père : « Albert, ton gosse parle au présent-sujet-verbe-complément, il sera affichiste ». En quittant Sam, j’étais toujours affichiste malgré la force et la justesse de sa collaboration. Je savais qu’il allait se perdre tous les soirs, toutes les nuits dans les forêts savantes de la philosophie, de la psychologie, pour tout me raconter en trois mots le lendemain.

Dans son atelier nous n’entendions que le silence d’Hélène sa femme quand elle descendait parmi nos travaux, une ombre passait poussée par le soleil du soir, elle était notre crépuscule après une journée de recherches, d’incertitudes. Ces rayons caressaient notre labeur en silence comme ces traits que les arbres tracent sur la campagne. Elle avait tout vu, tout compris pour oser les premiers avis enveloppés de réserves, de préventions et de « peut-être », sachant que le choix, la décision, le dernier mot nous appartenaient.

Je ne peux pas m’empêcher de raconter que travaillant à une édition avec Jean Cocteau chez lui au Palais Royal devant son tableau noir il avait une craie bleue et moi une rouge, nous esquissions chacun de notre côté les idées qui nous venaient pour les juger simultanément, bonnes ou pas bonnes. Cocteau ne put s’empêcher de me dire : « Alain les idées on aime on n’aime pas » et dans un grand coup de chiffon, il continua : « c’est comme les hommes ça finit toujours en poussière. »

Alain Carrier.