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Souvenirs de Yannick

Mon père était déjà un homme d'un âge certain quand j'étais encore petit, d'une génération où l'histoire et le siècle n'avaient pas ménagé les hommes. Sa vie était jalonnée d'évènements incroyables et extraordinaires, surtout pour le jeune garçon que j'étais. Il racontait toutes ces histoires lors de dîners sur la péniche, toujours de manière différente. ______________________________________________________________



L’escrime :


Samuel était petit (1m65) et rapide. Surtout il avait appris l’escrime avec un maître d'armes gaucher qui lui avait notamment enseigné quelques bottes secrètes. Sam était doué, créatif dans les assauts et s’il ne m’a pas cédé de coupes ou autres trophées sportifs, il me reste le souvenir vivace de l’entendre et de le voir raconter une de ses frasques mémorables. Fils unique, il vivait à Châteaumeillant (Cher 18) avec ses parents.




Son père, le Docteur Guyot exerçait comme médecin-chirurgien-accoucheur. La scène se passe après la première guerre mondiale (1914-18), sur le champ de foire pendant la parade. Arrive un officier de la force publique, à savoir un gendarme à cheval, imbu de sa personne dans sa tenue d’apparat. Ce gendarme, outre son apparence ridicule était d’abord hargneux envers les citadins modestement vêtus pour la plupart, quand bien même s’étaient-ils endimanchés pour la foire dominicale. Entre les mioches et les poules, le fier, dans son habit clinquant se frayait un passage manu militari. La pauvre bête souffrait sous la charge de ce gros bonhomme qui intempestivement lui labourait les flancs. Sam avec ses copains ne put se contenir de ne point le railler. Le jeune Guyot, en effet, ne portait pas dans son cœur les militaires de carrière et les uniformes en général.




Il avait un sens aigu de la Justice. Son père lui avait fait lire Voltaire par le menu. Toujours est-il que le jeune bretteur provoqua le malotru pour interrompre cette triste comédie. Sa vitesse de déplacement agaçait le cheval tandis que le cavalier s’empêtrait dans son uniforme. Sous l’effet de la danse de la lame et des soubresauts de sa monture, il fut rapidement désarçonné. Le méchant était à terre, les ados rédempteurs en fuite. L’anecdote le faisait toujours bien rire 50 ans après.




Sam avec les copains du foot (lycée de Châteauroux circa 1923) - c) DR


en haut : à gauche : ? ; au milieu : Samuel Guyot


en bas : au milieu : Courboulès --- à droite : René Dauthy



Yannick en d’Artagnan (1970 ?) c) Jette


évidemment j’étais réceptif à ces histoires d’épées

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La chasse :


Le Docteur Guyot emmenait son fils Samuel à la chasse. Samuel n’était pas attiré par les armes à feu mais ces sorties dans les bois autour de Châteaumeillant étaient autant d’occasions d’être en plein air avec son père. Par ses récits, Sam faisait vivre dans mon imaginaire toute la faune, l’humus et les champignons, les couleurs animales, végétales ou minérales. Il n'était pas question de torrents (sans montagne !) mais d'étangs, de bouchures ... d'un Berry du passé. Il a toujours ressenti profondément la respiration de la terre, c’est un bon terreau pour un futur peintre.




Le Docteur Guyot - c) DR


Le Docteur Guyot – Huile de Saint-Maur - c) Sylvestre Delhomme


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L’hélice :




Toujours attiré par les systèmes de locomotion/propulsion, Samuel conçoit et construit une machine volante monté sur un vélo ; qu’il va tester dans une descente près de Fontainebleau en espérant l’hypothétique décollage. L’irruption d’un autobus sera fatale à la construction fragile. L’engin à peine aura-t-il quitté la piste qu’il ira s’encadrer par le travers dans le véhicule de transport collectif. Le pilote amoché renoncera à ses aériennes aspirations. L’hélice en bois miraculeusement conservé suivra Saint-Maur dans ses différents ateliers ; à mon avis plus pour avoir le ciel avec lui au quotidien que par goût des antiquités.



"Icare : l’homme a chu, donc il tentera de remonter grâce à son intelligence.


Mon dernier dessin sera l’homme volant (hantise de l’adolescence).


L’aventure céleste finit dans la mécanique céleste".



(extrait "d'Ombres Sacrées" - Journal d'Asie 1939-1945 -inédit)



Ses sculptures auront toujours une solide base technique et mécanique, équilibrées, fonctionnelles. Il fera toujours des crobards et aussi des études plus poussées, en atteste certains dessins.


Un étrange dessin de Saint-Maur

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Ses motos, ses Bugatti :


Térot, René Gillet . . .


C’est sur une René Gillet qu’il était monté à Paris et qu’il avait crevé tant de fois. L’état des routes, souvent des chemins plus ou moins creux jalonnés d’ornières et de clous pour les chevaux (ferrage des sabots) rendait le voyage très long.



Mon père a eu deux Bugatti :



« ... A bord d’une Bugatti sport que mon père m’avait achetée, espérant me décourager de la carrière d’artiste maudit, nous partîmes pour Marseille. »


(Saint-Maur - tiré de Malicorne – journal d’un peintre - 1975 - inédit)



Engagé sous les drapeaux, Saint-Maur a effectué son service militaire au Maroc. Durant ses permissions il lui arrivait de devoir démonter entièrement le moteur de sa Bugatti pour dénicher les moindres grains de sable, redoutables pour toute mécanique. Il mettait toutes les pièces sur la table en bois. A l’écouter, je voyais toutes ces pièces cornues, dans des métaux divers, le cambouis, le caractère puissant et mystérieux du moteur d’une voiture « de course ».



Dans les années 1930, il participa à des courses auto sur des pistes en bois en Angleterre.

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Le convoyage de la Petite Louisette :



La Petite Louisette


En 1967 Saint-Maur a été sollicité par des amis pour convoyer un bateau qu’ils se proposaient d’acheter à un vieux pêcheur de l’Ile d’Yeu (Vendée 85). La Petite Louisette, armée pour la pêche hauturière, mesure 12 mètres et va rallier Le Havre. Ses acquéreurs ont fait appel à Sam pour ses compétences maritimes, son cran et sa fiabilité dans l’épreuve. L’expédition, commencée sous le soleil et marquée par une camaraderie indolente et joyeuse changea d’aspect brutalement quand la mer se souleva. Le ciel noircit rapidement et une grosse tempête vint sérieusement secouer la Louisette. Dès que la mer fut réellement formée il devint évident pour Sam que ses compagnons n’avaient pas vraiment le pied marin. Ils allaient vomir les uns après les autres au bastingage pour finalement un à un descendre se coucher.A fond de cale les fanfarons ! Sam, à la barre, dans les embruns, le pont balayé par des tonnes d’eau. Seul lien avec la terre - une vieille radio gonio !


La tempête dura plusieurs jours. Transition mouillée rythmée par le métronome du moteur diesel et par le claquement des lames. Le préposé à la popote n’était pas en état de proposer quoi que ce soit vu la gîte et sa nausée. Le vieux capitaine resta seul avec sa pipe, veillant sur un jeune équipage qui avait largement présumé de ses forces. La Louisette escaladait et plongeait dans les amplitudes de la houle. Le passage du rail d’Ouessant fut terrible mais le gros temps les malmena pendant toute leur traversée de la Manche.



L’entrée du port du Havre lui fut refusée mais il prévint la capitainerie qu’il n’était pas sorti indemne de la tourmente pour finalement venir faire naufrage à quelques encablures de la digue. Barbus et amaigris, ils appontèrent fourbus. Même s’il était un peu fier d’être celui qui avait ramené les hommes et le bateau à bon port, il était évident qu’on ne l’y reprendrait plus.
Pendant cette mémorable tempête, un autre bâtiment devenu dramatiquement célèbre, alla à la côte et se déchira sur les écueils, déversant ses huiles mortifères, le Torre Canyon (Le 18 mars 1967 le pétrolier s’abima et une grosse pollution d’hydrocarbures souilla les côtes bretonnes.)



Sam en 1967 - c) Birgitta Lagerstrom
(
NB : sur sa casquette de marin est cousue une réplique miniature de l'objet à penser)